Voici la présentation et les extraits lus :
Parution en 1924 (quand l'auteur avait 19 ans). Pablo Neruda est un poète et homme politique chilien
.
Prix Nobel
de littérature en 1971 - mort en 1973.
A noter que suites à des informations découvertes ultérieurement à ma lecture première de Pablo Neruda, j'ai des
réserves sur l'homme, en raison du viol décrit dans son autobiographie posthume comme une
anecdote sans conséquence et sur son point de vue chosifiant des femmes.
+ Pour en
savoir plus sur :
lien avec La langue des oiseaux
L'élaboration
du projet de la Langue des oiseaux est née avec la lecture de ce recueil : la
beauté de la langue, la construction (le cheminement d'une histoire du début à
la fin, l'éclosion dans l'après, la langue concrète et charnel et puis
s'élançant vers le lyrique).
- Extrait I : XX poème (p. 83)
«
Je peux écrire les vers
les plus tristes cette nuit.
Ecrire, par exemple :
" La nuit est étoilée,
et grelottent, bleus,
les astres, au lointain. "
Le vent de la nuit
tourne dans le ciel et chante.
Je peux écrire les vers
les plus tristes cette nuit.
Je l'ai aimée, et
parfois elle aussi m'aima.
Dans les nuits comme
celle-ci je l'ai tenue dans mes bras
Je l'ai embrassée tant
de fois sous le ciel infini.
Elle m'aima, parfois
moi aussi je l'ai aimée.
Comment ne pas avoir
aimé ses grands yeux fixes.
Je peux écrire les vers
les plus tristes cette nuit.
Songer que je ne l'ai
pas. Sentir que je l'ai perdue.
Entendre la nuit
immense, plus immense sans elle.
Et le vers tombe sur
l'âme comme la rosée sur l'herbe.
Qu'importe que mon
amour n'ait pu la garder.
La nuit est étoilée et
elle n'est pas avec moi.
C'est tout. Au loin quelqu'un chante. Au loin.
Mon âme n'est pas
satisfaite, l'ayant perdue.
Comme pour la
rapprocher mon regard la cherche.
Mon coeur la cherche,
et elle n'est pas avec moi.
La même nuit qui fait
blanchir les mêmes arbres.
Nous autres, ceux
d'alors, déjà ne sommes plus les mêmes.
Déjà, je ne l'aime
plus, c'est vrai, mais combien l'ai-je aimée.
Ma voix recherchait le
vent pour toucher son oreille.
A un autre. Elle sera à
un autre. Comme avant mes baisers.
Sa voix, son corps
clair. Ses yeux infinis.
Déjà je ne l'aime plus,
c'est vrai, mais peut-être que je l'aime.
L'amour est si court,
et l'oubli est si long.
Parce qu'en des nuits
comme celle-ci je l'ai tenue dans mes bras,
mon âme n'est pas
satisfaite, l'ayant perdue.
Bien que celle-ci soit
l'ultime douleur qu'elle m'inflige,
et ceux-ci soient les
ultimes vers que je lui écris.
»
- Extrait II : La lettre en
chemin (in. Les vers du capitaine - p. 30)
«
Au revoir, mais tu
seras
présente, en moi, à
l'intérieur
d'une goutte de sang
circulant dans mes veines
ou au-dehors, baiser de
feu sur mon visage
ou ceinturon brûlant à
ma taille sanglé.
Accueille, ô douce,
le grand amour qui
surgit de ma vie
et qui ne trouvait pas
en toi de territoire
comme un découvreur
égaré
aux îles du pain et du
miel.
Je t'ai rencontrée une
fois
terminée la tempête,
la pluie avait lavé
l'air
et dans l'eau
tes doux pieds
brillaient comme des poissons.
Adorée, me voici
retournant à mes luttes.
[…]
Maintenant je vais te
le dire :
ma terre sera la
tienne,
je pars la conquérir,
non pour toi seule
mais pour tous,
pour tout mon peuple.
Un jour le voleur
quittera sa tour.
On chassera
l'envahisseur.
Tous les fruits de la
vie
pousseront dans mes
mains
qui ne connaissaient
avant que la poudre.
Et je saurai caresser
chaque fleur nouvelle
grâce à tes leçons de
tendresse.
Douce, mon adorée,
tu viendras avec moi
lutter au corps à corps :
tes baisers vivent dans
mon coeur
comme des drapeaux
rouges
et si je tombe, il y
aura
pour me couvrir la
terre
mais aussi ce grand
amour que m'apportas
et qui aura vécu
circulant dans mon sang.
Tu viendras avec moi,
je t'attends à cette
heure,
à cette heure, à toutes
les heures.
Et quand tu entendras
la tristesse abhorrée
cogner à ton volet,
dis-lui que je
t'attends,
et quand la solitude
voudra que tu changes
la bague où mon nom est
écrit,
dis-lui de venir me
parler,
que j'ai dû m'en aller
car je suis un soldat
et que là où je suis,
sous la pluie ou le
feu,
mon amour, je
t'attends.
Je t'attends dans le
plus pénible des déserts,
je t'attends près du
citronnier avec ses fleurs,
partout où la vie se
tiendra
et où naît le
printemps,
mon amour, je t'attends.
Et quand on te dira :
" Cet homme ne t'aimes pas ", oh ! souviens-toi
que mes pieds sont
seuls dans la nuit,
à la recherche des doux
petits pieds que j'adore.
Mon amour, quand on te
dira
que je t'ai oubliée, et
même
si je suis celui qui te
le dit,
même quand je te le
dirai
ne me crois pas
qui pourrait, comment,
pourrait-on
te détacher de ma
poitrine,
qui recevrait
alors le sang
de mes veines saignant
vers toi ?
Je ne peux pourtant
oublier
mon peuple.
Je vais lutter dans
chaque rue
et à l'abri de chaque
pierre.
Ton amour aussi me
soutient :
il est une fleur en
bouton
qui me remplit de ton
parfum
et qui, telle une
immense étoile,
brusquement s'épanouit
en moi.
[…]
Un jour peut-être
un homme
et une femme
à notre image
palperont cet amour,
qui aura, lui, gardé la force
de brûler les mains qui
le toucheront.
Qui auront-nous été ?
Quelle importance ?
Ils palperont ce feu
et le feu, ma douce,
dira ton simple nom
et le mien, le nom que
toi seule
auras su parce que toi
seule
sur cette terre sais
qui je suis, et que nul
ne m'aura connu comme toi,
comme une seule de tes
mains,
que nul non plus
n'aura su ni comment ni
quand
mon coeur flamba :
uniquement
tes grands yeux bruns,
ta large bouche,
ta peau, tes seins,
ton ventre, tes
entrailles
et ce coeur que j'ai
réveillé
afin qu'il chante
jusqu'au dernier jour
de ta vie.
Mon amour, je
t'attends.
Au revoir, mon amour,
je t'attends.
Amour, mon amour, je
t'attends.
J'achève maintenant ma
lettre
sans tristesse aucune :
mes pieds
sont là, bien fermes
sur la terre,
et ma main t'écrit en
chemin :
au milieu de la vie,
toujours
je me tiendrai
au côté de l'ami,
affrontant l'ennemi,
avec à la bouche ton
nom,
avec un baiser qui
jamais
ne s'est écarté de la
tienne.
»
Parution
en 1978. Georges Perec y a travaillé pendant 8 ans.
Georges
Perec a exploré de nombreux genres, obéissant à une démarche rigoureuse dont
témoignent les minutieux programmes qui organisent la rédaction de ses œuvres.
Georges
Perec était membre de l'Oulipo. L’ouvroir de littérature potentielle fut fondé
en 1960 par François Le Lionnais et Raymond Queneau. C’est un groupe qui se
consacre à la recherche de formes, de structures nouvelles - écritures sous
contraintes.
+ Pour en
savoir plus :
lien avec La langue des oiseaux
L'inspiration
est principalement liée aux cahiers des charges, de l'écriture sous contrainte.
Dans une autre mesure, j'ai élaboré un cahier des charges : mise en place
du cadre, (les tests, la lettre et les poèmes), contraintes d'écritures (en
particulier, utiliser des éléments de la lettre et des poèmes pour élaborer les
réponses et profil des tests
Le livre
met en scène les locataires d’un immeuble parisien pendant plus d’un
demi-siècle, à travers 2 000 personnages, au 11 de la rue Simon-Crubellier. C'est une multitude de romans imbriqués de
différents genres : policier, sentimental, fantaisiste ou sociologique,
etc. Georges Perec, qui avait le goût de l’inventaire, compile et dresse des
listes hétéroclites. Le livre fut construit sur 42 listes de 10 éléments (animaux,
couleurs, personnalités, évènements, etc.) associées à un modèle mathématique,
le « bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 ». Cette grille de 10 × 10
cases se superpose au plan de l’immeuble. Ce modèle permet à Georges Perec de répartir
dans chaque chapitre les 420 éléments listés. Pour passer d’un chapitre/pièce à
un autre, Georges Perec a recours à un problème de logique lié aux échecs, qui
impose au cavalier de parcourir toutes les cases de l’échiquier sans jamais
repasser par la même. Cette grille de 10 x 10 devrait donner 100 chapitres,
cependant La vie mode d’emploi en compte 99... L'explication va se trouver dans
un des extraits qui va suivre.
- Extrait I : Préambule (p. 17)
«
L'oeil
suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l'oeuvre
(Paul
Klee,
Pädagogisches
Skizzenbuch)
A
départ, l'art du puzzle semble un art bref, un art mince, tout entier contenu
dans un maigre enseignement de la Gestalt-theorie : l'objet visé - qu'il
s'agisse d'un acte perceptif, d'un apprentissage, d'un système physiologique
ou, dans le cas qui nous occupe, d'un puzzle de bois - n'est pas une somme
d'éléments qu'il faudrait d'abord isoler et analyser, mais un ensemble,
c'est-à-dire une forme, une structure : l'élément ne préexiste pas à
l'ensemble, il n'est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les
éléments qui déterminent l'ensemble, mais l'ensemble qui détermine les éléments
: la connaissance du tout et de ses lois, de l'ensemble et de sa structure, ne
saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qui le composent :
cela veut dire qu'on peut regarder une pièce d'un puzzle pendant trois jours et
croire tout savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moins du
monde avancé : seule compte la possibilité de relier cette pièce à d'autres
pièces, et en ce sens il y a quelque chose de commun entre l'art du puzzle et
l'art du go ; seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible,
prendront un sens : considérée isolément une pièce d'un puzzle ne veut rien
dire ; elle est seulement une question impossible, défi opaque ; mais à peine
a-t-on réussi, au terme de plusieurs minutes d'essais et d'erreurs, ou en une
demi-seconde prodigieusement inspirée, à la connecter à l'une de ses voisines,
que la pièce disparaît, cesse d'exister en tant que pièce : l'intense
difficulté qui a précédé ce rapprochement, et que le mot puzzle - énigme -
désigne si bien en anglais, non seulement n'a plus de raison d'être, mais
semble n'en avoir jamais eu, tant elle est devenue évidence : les deux pièces
miraculeusement réunies n'en forment qu'une, à son tour source d'erreur,
d'hésitation, de désarroi et d'attente.
Le
rôle de faiseur de puzzle est difficile à définir. Dans la plupart des cas -
pour tous les puzzles en carton en particulier - les puzzles sont fabriqués à
la machine et leur découpage n'obéit à aucune nécessité : une presse coupante
réglée selon un dessin immuable tranche les plaques de carton d'une façon
toujours identique ; le véritable amateur rejette ces puzzles, pas seulement
parce qu'ils sont en carton au lien d'être en bois, ni parce qu'un modèle est
reproduit sur la boîte d'emballage, mais parce que ce mode de découpage
supprime la spécificité même du puzzle ; il importe peu en l'occurrence,
contrairement à une idée fortement ancrée dans l'esprit du public, que l'image
de départ soit réputée facile (une scène de genre à la manière de Vermeer par
exemple, ou une photographie en couleurs d'un château autrichien) ou difficile
(un Jackson Pollock, un Pissarro ou - paradoxe misérable - un puzzle blanc) :
ce n'est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la
difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe, et une découpe aléatoire
produira nécessairement une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité
extrême pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets bien
cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fastidieuse pour le
reste : un ciel sans nuages, le sable, la prairie, les labours, les zones
d'ombre, etc.
Dans
de tels puzzles les pièces se divisent en quelques grandes classes dont les
plus connues sont : Les bonhommes, les croix de Lorraine et les croix, et une
fois les bords reconstitués, les détails mis en places - la table avec son
tapis rouge à franges jaunes très claires, presque blanches, supportant un
pupitre avec un livre ouvert, la riche bordure de la glace, le luth, la robe
rouge de la femme - et les grandes
masses des arrières-plans séparées en paquets selon leur tonalité de gris, de
brun, de blanc ou de bleu ciel - la résolution du puzzle consistera simplement
à essayer à tour de rôle toutes les combinaisons plausibles.
L'art
du puzzle commence avec les puzzles de bois découpés à la main lorsque celui
qui les fabrique entreprend de se poser toutes les questions que le joueur
devra résoudre lorsque, au lieu de laisser le hasard brouiller les pistes, il
entend lui substituer la ruse, le piège, l'illusion : d'une façon préméditée,
tous les éléments figurant sur l'image à reconstruire - tel fauteuil de brocard
d'or, tel chapeau noir à trois cornes garni d'une plume noire un peu délabrée,
telle livrée jonquille toute couverte de galons d'argent - serviront de départ
à une information trompeuse : l'espace organisé, cohérent, structuré,
signifiant, du tableau sera découpé non seulement en éléments inertes,
amorphes, pauvres de signification et d'information, mais en éléments
falsifiés, porteurs d'informations fausses : deux fragments de corniches
s'emboîtent exactement alors qu'ils appartiennent en fait à deux portions très
éloignées du plafond, la boucle de la ceinture d'un uniforme qui se révèle in
extremis être une pièce de métal retenant une torchère, plusieurs pièces
découpées de façon presque identique appartenant, les unes à un oranger nain
posé sur une cheminée, les autres à un reflet à peine ternie dans un miroir,
sont des exemples classiques des embûches rencontrées par les amateurs.
On
en déduira quelque chose qui est sans doute l'ultime vérité du puzzle : en
dépit des apparences, ce n'est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le
poseur de puzzle, le faiseur de puzzle l'a fait avant lui ; chaque pièce qu'il
prend et reprend, qu'il examine, qu'il caresse, chaque combinaison qu'il essaye
et essaye encore, chaque tâtonnement, chaque intuition, chaque espoir, chaque
découragement, on été décidés, calculés, étudiés par l'autre.
»
- Extrait
II : Chapitre 51 (p. 279)
«
Valène
(chambre de la bonne,9)
Il
serait lui-même dans le tableau, à la manière de ces peintres de la Renaissance
qui se réservaient toujours une place minuscule au milieu de la foule des
vassaux, des soldats, des évêques ou des marchands ; non pas une place
centrale, non pas une place privilégiée et significative à une intersection
choisie, le long d'un axe particulier, selon telle ou telle perspective
éclairante, dans le prolongement de tel regard lourd de sens à partir duquel
toute une réinterprétation du tableau pourrait se construire, mais une place
appartement inoffensive, comme si cela avait été fait comme ça, en passant, un
peu par hasard, parce que l'idée en serait venue sans savoir pourquoi, comme si
l'on ne désirait pas trop que cela se remarque, comme si ce ne devait être
qu'une signature pour initiés, quelque chose comme une marque dont le
commanditaire du tableau aurait fou juste toléré que le peintre signât son
oeuvre, quelque chose qui de devrait être connu que de quelques-uns et aussitôt
oublié : à peine le peintre mort, cela deviendrait une anecdote qui se
transmettrait de génération en génération, d'ateliers en ateliers, une légender
à laquelle personne ne croirait plus, jusqu'à ce que, un jour, on en redécouvre
la preuve, grâce à des recoupements de fortune, ou en comparant le tableau avec
des esquisses préparatoires retrouvées dans les greniers d'un musée, ou même
d'une manière tout à fait fortuite, comme lorsque, lisant un livre, on tombe
sur des phrases que l'on a déjà lues ailleurs : et peut-être alors se
rendrait-on compte de ce qu'il y avait toujours eu d'un peu particulier dans ce
petit personnage, pas seulement un soin plus grand apporté aux détails du
visage, mais une plus grande neutralité, ou une certaine manière de pencher
imperceptiblement la tête, quelque chose qui ressemblerait à de la
compréhension, à une certaine douceur, à une joie peut-être teintée de
nostalgie.
Il
serait lui-même dans son tableau, dans sa chambre, presque tout en haut à droite,
comme une petite araignée attentive tissant sa toile scintillante, debout, à
côté de son tableau, sa palette à la main, avec sa longue blouse grise toute
tachée de peinture et son écharpe violette.
Il
serait debout à côté de son tableau presque achevé, et il serait précisément en
train de se peindre lui-même, esquissant du bout de son pinceau la silhouette
minuscule d'un peintre en longue blouse grise avec une écharpe violette, sa
palette à la main, en train de peindre la figurine infime d'un peintre en train
de peindre, encore une fois une de ces images en abîme qu'il aurait voulu
continuer à l'infini comme si le pouvoir de ses yeux et de sa main ne
connaissait plus de limites.
Il
se peindrait en train de se peindre et autour de lui, sur la grande toile
carrée, tout serait déjà en place : la cage de l'ascenseur, les escaliers, les
paliers, les paillassons, les chambres et les salons, les cuisines, les salles
de bains, la loge de la concierge, le hall d'entrée avec sa romancière
américaine interrogeant la liste des locataires, la boutique de Madame Marcia,
les caves, la chaufferie, la machinerie de l'ascenseur.
Il
se peindrait en train de se peindre, et déjà l'on verrait les louches et les
couteaux, les écumoires, les boutons de porte, les livres, les journaux, les
carpettes, les carafes, les chants, les porte-parapluies, les dessous-de-plat,
les postes de radio, les lampes de chevet, les téléphones, les miroirs, les
brosses à dents, les séchoirs à linge, les cartes à jouer, les mégots dans les
cendriers, les photographies de famille dans les cadres antiparasites, les
fleurs dans les vases, les tablettes de radiateurs, les presse-purée, les
patins, les trousseaux de clés dans les vide-poches, les sorbetières, les
caisses à chat, les casiers d'eaux minérales, les berceaux, les bouilloires,
les réveille-matin, les lampes Pigeon, les pinces universelles. Et les deux
cache-pot cylindriques en raphia tressé du Docteur Dinteville, les quatres
calendriers de Ginoc, le paysage tonkinois des Berger, le bahut sculpté de
Gaspard Winckler, le lutrin de Madame Moreau, les babouches tunisiennes
rapportées à Mademoiselle Crespi par Bétrice Breidel, la table rognon du
gérant, les automates de Madame Marcia et le plan de Namur de son fils David,
le feuilles couvertes d'équations d'Anne Breidel la boîte à épices de la
cuisinière de Madame Moreau, l'Amiral Nelson de Dinteville, les chaises
chinoises des Altamont et leur tapisserie précieuse montrant les vieillards
amoureux, le briquet de Nieto, le makintosh de Jane Sutton, le coffre de bateau
de Smautf, le papier étoilé des Plassaert, la coquille de nacre de Geneviève
Foulerot, le couvre-lit imprimé de Cinoc avec ses grands feuillages
triangulaires et le lit des Réol en cuir synthétiques - façon daim finition
grand sellier avec ceinture et boucle chromée -, le théorbe de Gratiolet,
les curieuses boîtes à café de la salle à manger de Bartlebooth et la lumière
sans ombre de son scialytique, le tapis exotique des Louvet et celui des
Marquiseaux, le courrier sur la table de la loge, le grand lustre en cristal
d'Olivia Rorschash, les objets soigneusement empaquetés de Madame Albin,
l'antique lion de pierre trouvé par Hutting à Thuburbo Majus,
et tout autour, la longue cohorte de
ses personnages, avec leur histoires, leur passé, leur légendes :
[…]
dans
l'énumération des 179 personnages, ne lire que la 100
1. 100
La petite fille qui mord dans un coin de son petit-beurre Lu
[…]
»
Pour rappel ce choix de biscuit n'est pas un hasard, le
petit LU étant éminemment oulipien :
il a été conçu dans sa forme pour représenter
le « temps » :
– Les 52 dents représentent les semaines de l’année.
– Les 4 coins représentent les saisons.
– Ce biscuit mesure 7 cm, représentant les 7 jours de la
semaine.
– Les 24 petits points représentent les 24 heures de la
journée.
Parution en1977. Roland Barthes est un philosophe et sémiologue majeur.
+
Pour en savoir plus :
lien avec La langue des oiseaux
C'est un
essai de sémiologie (étude des signes linguistiques à la fois verbaux ou non verbaux) à la structure très particulière, qui analyse toutes les étapes du sentiment amoureux avec l'appui de diverses œuvres.
- Extrait
I : L'attente (p. 47)
«
ATTENTE
: Tumulte d'angoisse suscité par l'attente de l'être aimé, au gré de menus
retards (rendez-vous, téléphones, lettres, retours).
1.
J'attends une arrivée, un retour, un signe promis. Ce peut être futile ou
énormément pathétique : dans Erwatung (Attente), une femme attend son
amant, la nuit, dans la forêt ; moi, je n'attends qu'un coup de téléphone, mais
c'est la même angoisse. Tout est solennel : je n'ai pas le sens des proportions.
Schönberg
2.
Il y a une scénographie de l'attente : je l'organise, je la manipule, je
découpe un morceaux de temps où je vais mimer la perte de l'objet aimé et
provoquer tous les effets d'un petit deuil. Cela se joue donc comme une pièce
de théâtre.
Le
décor représente l'intérieur d'un café ; nous avons rendez-vous, j'attends.
Dans le Prologue, seul acteur de la pièce (et pour cause), je constate,
j'enregistre le retard de l'autre ; ce retard n'est encore qu'une entité
mathématique, computable (je regarde ma montre plusieurs fois) ; le Prologue
finit sur un coup de tête : je décide de " me faire de la bile ", je
déclenche l'angoisse d'attente. L'acte I commence alors ; il est occupé par des
supputations : s'il y avait un malentendu sur l'heure, sur le lieu ? J'essaye
de me remémorer le moment où le rendez-vous à été pris, les précisions qui ont
été données. Que faire (angoisse de conduite) ? Changer de café ? Téléphoner ?
Mais l'autre arrive pendant ces absences ? Ne me voyant pas, il risque de
repartie, etc. L'acte II est celui de la colère ; j'adresse des reproches
violents à l'absent : " Tout de même, il (elle) aurait bien pu… ",
"Il (elle) sait bien… " Ah ! si elle (il) pouvait être là ! Dans
l'acte III, j'atteins (j'obtiens ?) l'angoisse toute pure : celle de l'abandon
; je viens de passer en une seconde de l'absence à la mort ; l'autre est comme
mort : explosion de deuil : je suis intérieurement livide. Telle est la
pièce ; elle peut être écourtée par l'arrivée de l'autre ; s'il arrive en I,
l'accueil est calme ; s'il arrive en II, il y a " scène " ; s'il
arrive en III, c'est la reconnaissance, l'action de grâce : je respire
largement, tel Pelléas sortant du souterrain et retrouvant la vie, l'odeur de
roses.
Winnicott
Pelléas
(L'angoisse
d'attente n'est pas continûment violente ; elle a ses moments mornes ;
j'attends, et tout l'entour de mon attente est frappé d'irréalité : dans ce
café, je regarde les autres qui entrent, papotent, plaisantent, lisent
tranquillement : eux, ils n'attendent pas.)
3.
l'attente est un enchantement : j'ai reçu l'ordre de ne pas bouger.
L'attente d'un téléphone se tisse ainsi d'interdictions menues, à l'infini,
jusqu'à l'inavouable : je m'empêche de sortir de la pièce, d'aller aux
toilettes, de téléphoner même (pour de pas occuper l'appareil) ; je souffre de
ce qu'on me téléphone (pour la même raison) ; je m'affole de penser qu'à telle
heure proche il faudra que je sorte, risquant ainsi de manquer l'appel
bienfaisant, le retour de la Mère. Toutes ces diversions qui me sollicitent
seraient des moments perdus pour l'attente, des impuretés d'angoisse. Car
l'angoisse d'attente, dans sa pureté, veut que je sois assis dans un fauteuil à
portée de téléphone, sans rien faire.
WINICOTT,
Jeu et Réalité, 34.
4.
L'être
que j'attends n'est pas réel. Tel le sein de la mère pour le nourrisson, "
je le crée et je le recrée sans cesse à partir de ma capacité d'aimer, à partir
du besoin que j'ai de lui " : l'autre vient là où je l'attends, là où je
l'ai déjà crée. Et, s'il ne vient pas, je l'hallucine : l'attente est un
délire.
Encore
le téléphone : à chaque sonnerie, je décroche en hâte, je crois que c'est
l'être aimé qui m'appelle (puisqu'il doit m'appeler) ; un effort de plus, et je
" reconnais " sa voix, j'engage le dialogue, quitte à me retourner
avec colère contre l'importun qui me réveille de mon délire. Au café, toute
personne qui entre, sur la moindre vraisemblance de silhouette, est de la
sorte, dans un premier mouvement, reconnue.
Et,
longtemps après que la relation amoureuse s'est apaisée, je garde l'habitude
d'halluciner l'être que j'ai aimé : parfois, je m'angoisse encore d'un
téléphone qui tarde, et, à chaque importun, je crois reconnaître la voix que
j'aimais : je suis un mutilé qui continue d'avoir mal à sa jambe amputée.
Winicott
5.
" Suis-je amoureux ? - Oui, puisque j'attends. " L'autre, lui,
n'attend jamais. Parfois, je veux jouer à celui qui n'attend pas ; j'essaye de
m'occuper ailleurs, d'arriver en retard : mais à ce jeu, je perds toujours :
quoi que je fasse, je me retrouve désoeuvré, exact, voir en avance. L'identité
fatale de l'amoureux n'est rien d'autre que : je suis celui qui attend.
WINICOTT,
Jeu et Réalité, 21.
(Dans
le transfert, on attend toujours - chez le médecin, le professeur, l'analyste.
Bien plus : si j'attends à un guichet de banque, au départ d'un avion,
j'établis aussitôt un lien agressif avec l'employé, l'hôtesse, dont
l'indifférence dévoile et irrite ma sujétion ; en sorte qu'on peut dire que,
partout où il y a attente, il y a transfert : je dépends d'une présence qui se
partage et met du temps à se donner - comme s'il s'agissait de faire tomber mon
désir, de lasser mon besoin. Faire attendre : prérogative constante de
tout pouvoir, " passe-temps millénaire de l'humanité ".)
E.B.
6.
Un mandarin était amoureux d'une courtisane. " Je serai à vous, dit-elle,
lorsque vous aurez passé cent nuits à m'attendre assis sur un tabouret, dans
mon jardin, sous ma fenêtre. " Mais, à la quatre-vingt-dix-neuvième nuit,
le mandarin se leva, prit son tabouret sous son bras et s'en alla.
E.B.
: lettre.
»
- Extrait
II : Inexprimable amour (p. 113)
«
ECRIRE.
Leurres, débats et impasses auxquels donne lieu le désir d' " exprimer
" le sentiment amoureux dans une " création " (notamment
d'écriture).
1.
Deux mythes puissants nous ont fait croire que l'amour pouvait, devait
se sublimer en création esthétique : le mythe socratique (aimer sert à "
engendrer une multitude de beaux et magnifiques discours " ) et le mythe
romantique (je produirai une oeuvre immortelle en écrivant ma passion).
Cependant,
Werther, qui autrefois dessinait abondamment et bien, ne peut faire le portrait
de Charlotte (à peine peut-il crayonner sa silhouette qui est précisément ce
qui, d'elle, l'a capturé). " J'ai perdu… la force sacrée, vivifiante, avec
quoi je créais autour de moi des mondes. "
Banquet
Werther
2.
"
La pleine lune d'automne,
Tout
le long de la nuit
J'ai
fait les cent pas autour de l'étang. "
Haïku
Pas
d'indirect plus efficace, pour dire la tristesse, que ce " tout le long de
la nuit ". Si j'essayais, moi aussi ?
BANQUET,
14 (et aussi 133).
WERTHER,
102.
HAÏKU
: de Bashô
"
Ce matin d'été, beau temps sur le golfe,
Je
suis sorti
Cueillir
une glycine. "
ou
:
"
Ce matin d'été, beau temps sur le golfe,
Je
suis resté longtemps à ma table,
Sans
rien faire. "
ou
encore :
"
Ce matin, beau temps sur le golfe,
Je
suis resté immobile
A
penser à l'absent. "
D'un
côté, c'est ne rien dire, de l'autre, c'et dire trop : impossible d'ajuster.
Mes envies d'expression oscillent entre le haïku très mat, résumant une énorme
situation, et un grand charroi de banalités. Je suis à la fois trop grand et
trop faible pour l'écriture : je suis à côté d'elle, qui est toujours
serrée, violente, indifférente au moi enfantin qui la sollicite. L'amour a
certes partie liée avec mon langage (qui l'entretient), mais il ne peut se
loger dans mon écriture.
3.
Je ne puis m'écrire. Quel est ce moi qui s'écrirait ? Au fur et à mesure
qu'il entrerait dans l'écriture, l'écriture le dégonflerait, le rendrait vain ;
il se produirait une dégradation progressive, dans laquelle l'image de l'autre
serait, elle aussi, peu à peu entraînée (écrire sur quelque chose, c'est le
périmer), un dégoût dont la conclusion ne pourrait être que : à quoi bon ?
Ce qui bloque l'écriture amoureuse, c'est l'illusion d'expressivité : écrivain,
ou me pensant tel, je continue à me tromper sur les effets du langage :
je ne sais pas que le mot " souffrance " n'exprime aucune souffrance
et que, par conséquent, l'employer, non seulement c'est ne rien communiquer,
mais encore très vite, c'est agacer (sans parler du ridicule). Il faudrait que
quelqu'un m'apprenne qu'on ne peut écrire sans faire le deuil de sa "
sincérité " (toujours le mythe d'Orphée : ne pas se retourner). Ce que
l'écriture demande et que tout amoureux ne peut lui accorder sans déchirement,
c'est de sacrifier un peu de son Imaginaire, et d'assurer ainsi à
travers sa langue l'assomption d'un peu de réel. Tout ce que je pourrais
produire, au mieux, c'est une écriture de l'Imaginaire ; et, pour cela, il me
faudrait renoncer à l'Imaginaire de l'écriture - me laisser travailler par ma
langue, subir les injustices (les injures) qu'elle ne manquera pas d'infliger à
la double Image de l'amoureux et de son autre.
François
Wahl
Le
langage de l'Imaginaire ne serait rien d'autre que l'utopie du langage :
langage tout à fait originel, paradisiaque, langage d'Adam, langage "
naturel, exempt de déformation ou d'illusion, miroir limpide de nos sens,
langage sensuel ( die sensualische Sprache ) " : " Dans le
langage sensuel, tous les esprits conversent entre eux, ils n'ont besoin
d'aucun autre langage, car c'est le langage de la nature. "
Jacob
Boehme
4.
Vouloir écrire l'amour, c'est affronter le gâchis du langage : cette région
d'affolement où le langage est à la fois trop et trop peu excessif (par
l'expansion illimitée du moi, par la submersion émotive) et pauvre (par les
codes sur quoi l'amour le rabat et l'aplatit).
FRANCOIS
WAHL : " Nul ne s'élève à "sa" lalangue sans y faire le
sacrifice d'un peu de son imaginaire, et c'est en quoi, dans la langue quelque
chose est assuré agir depuis le réel " ("Chute", 7).
JACOB
BOEHME : cité par N. Brown, 95.
Devant
la mort de son fils enfant, pour écrire (ne serait-ce que des lambeaux
d'écriture), Mallarmé se soumet à la division parentale :
Mère,
pleure
Moi,
je pense
Boucourechliev
Mais
la relation amoureuse a fait de moi un sujet atomique, indivis : je suis mon
propre enfant, je suis à la fois père et mère (de moi, de l'autre) : comment
diviserais-je le travail ?
5.
Savoir qu'on n'écrit pas pour l'autre, savoir que ces choses que je vais écrire
ne me feront jamais aimer de qui j'aime, savoir que l'écriture ne compense rien
ne sublime rien qu'elle est précisément là où tu n'es pas - c'est le
commencement de l'écriture.
BOUCOURECHLIEV,
Thrène, sur un texte de Mallarmé (Tombeau pour Anatole, publiée par J.-P.
Richard).
»
- Extrait
III : L'incertitude des signes (p. 253)
«
SIGNES.
Soit qu'il veuille prouver son amour, soit qu'il s'efforce de déchiffrer si
l'autre l'aime, le sujet amoureux n'a à sa disposition aucun système de signes
sûrs.
1.
Je cherche des signes, mais de quoi ? Quel est l'objet de ma lecture ? Est-ce :
suis-je aimé (ne le suis-je plus, le suis-je encore) ? Est-ce mon avenir que
j'essaye de lire, déchiffrant dans ce qui est inscrit l'annonce de ce qui va m'arriver,
selon un procédé qui tiendrait à la fois de la paléographie et de la mantique ?
N'est-ce pas plutôt, tout compte fait, que je reste suspendu à cette question,
dont je demande au visage de l'autre, inlassablement, la réponse : qu'est-ce
que je vaux ?
Balzac
2.
La puissance de l'Imaginaire est immédiate : je ne cherche pas l'Image, elle me
vient brusquement. C'est ensuite que je fais retour sur elle et me mets à faire
alterner, interminablement, le bon et le mauvais signe : " Que veulent
dire ces paroles si brèves : vous avez toute mon estime ? Peut-on rien voir de
plus froid ? Est-ce un retour parfait à l'ancienne intimité ? Est-ce une
manière polie de couper court à une explication désagréable ? " Comme
l'Octave de Stendhal, je ne sais jamais ce qui est normal ; privé (je le
sais) de toute raison, je veux m'en remettre, pour décider d'une
interprétation, au sens commun ; mais le sens commun ne me fournit que des
évidences contradictoires : " Qu'est-ce que tu veux, ce n'est tout de même
pas normal de sortir en pleine nuit et de rentrer quatre heures après ! ",
" C'est tout de même bien normal de faire un tour quand on a une insomnie
", etc. A celui qui veut la vérité, il n'est jamais répondu que par des
images fortes et vives, mais qui deviennent ambiguës, flottantes, dès qu'il
essaye de les transformer en signes : comme dans toute mantique, le consultant
amoureux doit faire lui-même sa vérité.
Stendhal
BALZAC
: " Elle était connaisseuse et savait que le caractère amoureux se signe
en quelque sorte dans les riens. Une femme instruite peut lire son avenir dans
un simple geste, comme Cuvier savait dire en voyant le fragment d'une patte :
ceci appartient à un animal de telle dimension, etc. " (Les secrets de
la princesse de Cadigan).
STENDHAL,
Armance, 57.
3.
Freud à sa fiancée : " La seule chose qui me fasse souffrir, c'est d'être
dans l'impossibilité de te prouver mon amour. " Et Gide : " Tout dans
son comportement semblait dire : puisqu'il ne m'aime plus, rien ne m'importe.
Or, je l'aimais encore, et même je ne l'avais jamais tant aimée ; mais le lui
prouver ne m'était plus possible. C'était bien là le plus affreux. "
Freud
Les
signes ne sont pas des preuves, puisque n'importe qui peut en produite de faux
ou d'ambigus. De là à se rabattre, paradoxalement, sur la toute-puissance du
langage : puisque rien n'assure le langage, je tiendrai le langage pour la
seule et dernière assurance : je ne
croirai plus à l'interprétation. De mon autre, je recevrai toute parole
comme une signe de vérité ; et, lorsque je parlerai, je ne mettrai pas en doute
qu'il reçoive pour vrai ce que je dirai. D'où l'importance des déclarations
; je veux sans cesse arracher à l'autre
la formule de son sentiment, et je lui dis sans cesse de mon côté que je l'aime
: rien n'est laissé à la suggestion, à la divination : pour qu'une chose soit
sue, il faut qu'elle soit dite , mais aussi, dès qu'elle est dite, très
provisoirement, elle est vraie.
FREUD,
Correspondance, 36.
GIDE,
Journal, 1939, 11.
»
Parution en1973. Monique Witting est une romancière et théoricienne féministe majeure.
+ Pour en savoir plus :
lien avec La langue des oiseaux
Là c'est plus sur l'écriture, poétique, absolument jouissive, violente et particulière, où un désir lesbien et un corps féminin imprègnent les mots.
- Extrait I : (p.22, p.36, p.50, p.144,
p.160, p.174)
Le premier extrait que j'ai choisi traverse le texte, l'entrecoupe, c'est une énumération.
«
LE CORPS LESBIEN LA
CYPRINE LA BAVE LA SALIVE LA MORVE LA SUEUR LES LARMES LE CERUMEN L'URINE LES
FECES LES EXCREMENTS LE SANG LA LYMPHE LA GELATINE L'EAU LE CHYLE LE CHYME LES
HUMEURS LES SECRETIONS LE PUS LES SANIES LES SUPPURATIONS LA BILLE LES SUCS LES
ACIDES LES FLUIDES LES JUS LES COULEES L'ECUME LE SOUFFRE L'UREE LE LAIT
L'ALBUMINE L'OXYGENE LES FLATULENCES LES POCHES LES PAROIS LES MEMBRANES LE
PERITOINE, L'EPIPLOON, LA PLEVRE LE VAGIN LES VEINES LES ARTERES LES VAIS-
SEAUX LES NERFS LES
PLEXUS LES GLANDES LES GANGLIONS LES LOBES LES MUQUEUSES LES TISSUS LES
CALLOSITES LES OS LE CARTILAGE L'OSTEINE LES CARIES LES SUBSTANCES LA MOELLE LA
GRAISSE LE PHOSPHORE LE MERCURE LE CALCIUM LES GLUCOSES L'IODE LES ORGANES LE CERVEAU LE COEUR LE
FOIE LES VISCERES LA VULVE LES MYCOSES LES FERMENTATIONS LES VILLOSITES, LA
POURRITURE LES ONGLES LES DENTS LES POILS LES CHEVEUX LA PEAU LES PORES LES OCELLES
LES PELLICULES LES DARTRES LES TACHES
LES AREOLES LES
ECCHYMOSES LES PLAIES LES PLIS LES ECORCHURES LES RIDES LES AMPOULES LES
GERCURES LES CLOQUES LE HALE LES GRAINS DE BEAUTE LES POINTS NOIRS LES
FOLLICULES PILEUX LES VERRUES LES EXCROISSANCES LES PAPULES LE SEBUM LA
PIGMENTATION L'EPIDERME LE DERME LES NERFS CUTANES LES INNERVATIONS LES
PAPILLES LES RESEAUX NERVEUX LES RACINES LES FAISCEAUX LES BRANCHES LES PLEXUS
LES NERFS MOTEURS LES SENSIBLES LES SENSORIAUX LES CERVICAUX LES
PNEUMOGASTRIQUES
L'OESOPAGE LE CERVEAU LA
CIRCULATION LA RESPIRATION LA NUTRITION L'ELIMINATION LA DEFECATION LA
REPRODUCTION [XX + XX = XX] LES REACTIONS LE PLAISIR L'EMOTION LA VUE L'ODORAT
LE GOUT LE TOUCHER L'OUIE LES CORDES VOCALES LES CRIS LES VAGISSEMENTS LES
GEMISSEMENTS LES MURMURES LES RAUCITES LES SANGLOTS LES PLEURS LES HURLEMENTS
LES VOCIFERATIONS LES PAROLES LES SILENCES LES CHUCHOTEMENTS LES MODULATIONS
LES CHANTS LES STRIDENCES LES RIRES LES ECLATS DE VOIX LA LOCOMO-
TION LA MARCHE LA
REPETITION LA COURSE LES SAUTS LES BONDS LES RECULADES LA GESTICULATION LES
TREMBLEMENTS LES CONVULSIONS LE LANCER L'EMPOIGNADE LE CORPS A CORPS LA
PREHENSION LES MARTELLEMENTS LES FRAPPEMENTS LES EMBRASSADES LE MOUVEMENT LA
NATATION LES EPAULES LE COU LES JOUES LES AISSELLES LES SAIGNEES DES COUDES LES
BRAS LES POIGNETS LES MAINS LES DOIGTS LES PAUMES LES POINGS LES POINTURES LES
ATTACHES LES GENOUX LES CLAVICULES LES YEUX
[…]
LA BOUCHE LES LEVRES LES
MACHOIRES LES OREILLES LES ARCADES SOURCILLIERES LES TEMPES LE NEZ LES POMMETTES
LE MENTION LE FRONT LES PAUPIERES LE TIENT LE COU-DE-PIED LES CUISSES LES
JARRETS LES MOLLETS LES HANCHES LA VULVE LE VENTRE LE DOS. LA POITRINE LES
SEINS LES OMOPLATES LES FESSES LES COUDES LES JAMBES LES ORTEILS LES PIEDS LES
TALONS LES REINS LA NUQUE LA GORGE LA TETE LES CHEVILLES LES AINES LA LANGUE
L'OCCIPUT L'ECHINE LES FLANCS LE NOMBRIL LE PUBIS LE CORPS LESBIEN.
»
Le second extrait montre le travail sur la langue, en
particulier la typographie des pronoms
personnels et des possessifs de première personne, tous scindés par une barre
oblique. Je vais essayer de retranscrire
cela le mieux possible à l'oral.
«
Il n'y a pas de trace de
toi. Ton visage ton corps ta silhouette sont perdus. Il y a un vide à la place
de toi. Il y a dans m/on corps une pression au niveau du ventre au niveau du
thorax. Il y a un poids dans m/a poitrine. Il y a des phénomènes à l'origine
d'une douleur intense. A partir d'eux j/e te quiets mais j/e l'ignore. Par
exemple, j/e marche le long d'une mer, j/ai mal dans tout m/on corps, m/a gorge
ne m/e permet pas de parler, j/e vois la mer, j/e la regarde, j/e cherche, j/e
m//interroge dans le silence dans le manque de trace, j//interroge une absence
si étrange qu'elle m/e cause un trou au-dedans de m/on corps. Puis j/e sais de
façon absolument infaillible que j/e te quiers, j/e te requiers, j/e te
cherche, j/e te supplie, j/e te somme d'apparaître toi qui es sans visage sans
mains sans seins sans ventre sans vulve sans membres sans pensées, toi au
moment même où tu n'es pas autre chose qu'une pression une instance dans m/on
corps. Tu es couchée sur la mer, tu m/e rentres par les yeux, tu viens dans
l'air que j/e respire, j/e te requiers de te laisser voir, j/e te demande de te
laisser toucher, j/e te sollicite de sortir de cette non-présence où tu
t'abîmes. Tes yeux il se peut sont phosphorescents, tes lèvres sont pâles m/a
très désirée, tu m/e tourmentes d'un lent amour.
»
Finalisé en 1675 publié en 1977, interdit l'année
suivante, achevée peu avant la mort de Baruch Spinoza, philosophe néerlandais d'origine portugaise.
L'éthique
est une oeuvre majeur de la philosophie occidentale, dans le fond mais aussi
par sa forme unique, empruntant au traité géométrique, par argumentation
mathématique et aussi discursive (qui
procède par raisonnements successifs). L'essai
invite à dépasser l'état ordinaire de servitude vis-à-vis des affects pour
s'émanciper et connaître le bonheur au moyen d'une connaissance véritable de
Dieu, identifié à la nature, et de la causalité. Je mets de côté ce qui à trait
à la religion pour me concentrer sur l'amour vu comme une joie liée à une cause
extérieure.
+
Pour en savoir plus :
lien avec La langue des oiseaux
Il se trouve là aussi dans la forme très particulière de
cet essai philosophique, qui y associe poésie et humour, et dans la
déconstruction du sentiment amoureux, où il s'agit de se détacher des affects.
- Extrait : Proposition 36 (p. 215)
«
Celui qui se souvient d'une chose qui lui a une fois donné du plaisir,
désire la posséder dans les mêmes circonstances que la première fois.
DEMONSTRATION
Tout
ce que l'homme a vu en même temps que la chose qui lui a procuré du plaisir
sera (selon la proposition 15) cause de joie par accident (per accidents) ; et
par conséquent (selon la proposition 28) il désirera posséder tout cela en même
temps que la chose qui lui a procuré du plaisir ; autrement dit, il désirera
posséder la chose exactement dans les même circonstances que la première fois.
COROLLAIRE
Si
donc celui qui aime s'aperçoit que manque une de ces circonstances, il sera
attristé.
DEMONSTRATION
Dans
la mesure, en effet où il s'aperçoit que manque quelque circonstance, il
imagine quelque chose qui exclut l'existence de la chose. Or, comme par amour
il désire cette chose ou cette circonstance (selon la proposition précédente),
il sera donc attristé (selon la proposition 19) en tant qu'il imagine qu'elle
manque.
SCOLIE
Cette
tristesse, en tant qu'elle se rapporte à l'absence de ce que nous aimons,
s'appelle Regret.
»